La chorégraphe Julie Desprairies et la danseuse Elise Ladoué ont joué un rôle important dans les deux films présentés au International Dance Film Festival 2020. Comment collaborez-vous avec les chorégraphes et les danseurs pour créer ensemble un film ?
 
Sans le travail de Julie Desprairies ces deux films n’existeraient pas !
Ils découlent directement de deux projets chorégraphiques qu’elle a réalisés avec Elise Ladoué en collaboration avec des habitants des quartiers, le premier à la Villeneuve de Grenoble, le second à l’Opéra de Lyon.
A Grenoble, comme elle n’avait pas obtenu l’autorisation de faire venir un public pour assister à son spectacle déambulatoire dans la cité, elle avait souhaité que l’aboutissement de leurs mois de résidence soit, pour une fois, un film.
Film dont elle a souhaité me confier la réalisation. Tout le trajet chorégraphique avait été pensé et conçu au préalable lors des résidences de travail auxquelles je n’avais pas participé. Il me restait à imaginer comment filmer au mieux ce parcours dansé en tentant de rendre hommage à une époque révolue celle de l’utopie dans les années 60 du « vivre ensemble » dans ces villes nouvelles autour de laquelle Julie avait axé ses recherches.
Julie m’avait fait part de son envie de faire un film en plan séquence, et pourquoi pas en direct sur internet, suivant à la trace d’Elise dans son errance et découverte des lieux et des habitants.
Assez vite nous avons abandonné cette idée trop difficile à réaliser techniquement et qui ne correspondait pas au sentiment du film que j’avais envie de faire. J’avais envie de faire un film rêvé, dans un lieu pourtant tellement décrié aujourd’hui. Je n’avais pas envie de le filmer vulgairement à l’épaule, de manière chaotique comme trop souvent les reportages télévisuels qui nuisent à ce genre d’endroits.
 
Il est vrai que la première fois que j’allais en repérage à la Villleneuve de Grenoble, je m’étais préparée à découvrir un lieu plutôt hostile (influencée par la mauvaise réputation de cet endroit), et découvrais grâce à sa météo extrêmement clémente ce jour-là et à ce que Julie m’avait raconté de son histoire, un lieu au contraire désirable -du moins à filmer. J’apprenais aussi à connaître mieux Elise Ladoué qui s’avérait une personne non seulement gracieuse et lumineuse mais aussi généreuse dans sa façon de se comporter avec les amateurs. Le tournage s’est déroulé sur une petite semaine, intense mais très agréable dans sa fabrication. La mise en scène, les cadres n’étaient pas difficiles à trouver, et j’avais toute la confiance de Julie. J’ai ensuite fait le montage et proposé un film bien plus musical et sentimental que celui que Julie avait imaginé. Julie étant quelqu’un de bien plus conceptuel que moi qui suis disons plus lyrique. Nous nous complétons bien !
 
 
Let's Dance an Opera s’est inspiré d’un spectacle in situ L'Opera nell’opera. Comment travaillez-vous pour adapter des spectacles vivants à l'écran ?
 
Evidemment comme je suis une grande amatrice d’opéra et que j’aime le travail de Julie, l’idée de faire un film autour de son spectacle L’Opera nell’opera avait tout pour me séduire.
Je suis allée assister à une de leur dernière résidence de travail quelques mois avant le spectacle pour voir comment j’allais pouvoir réaliser ce nouveau film. Je me sentais tellement bien dans ce lieu que j’ai tout à coup eu envie d’écrire une sorte de fiction autour d’une jeune femme costumière qui travaillerait à l’Opéra de Lyon sur le spectacle de Julie et qui, parallèlement à cette création, vivrait une histoire d’amour très compliquée avec un des jeunes danseurs du spectacle. Une sorte de comédie musicale. Finalement ce film n’a pas pu se faire, et je décidais d’aller tout de même filmer le spectacle de Julie sans savoir tout à fait ce qu’il en adviendrait. Le spectacle offrait aux spectateurs une déambulation dans tous les lieux du bâtiment de l’opéra, dans une atmosphère très planante. Je pense que l’expérience de cette déambulation pour le spectateur devait être très belle. Partir à la découverte de lieux secrets, accompagné par une musique et des sons étranges, rencontrer des personnes de toutes les nationalités portées par l’envie commune de faire un spectacle à partir de leur vie devait être très touchant. Mais pour moi, je ne voyais que les contraintes que cela signifiait. Comment éviter la présence de ces spectateurs mouvants dont je n’avais pas envie qu’ils apparaissent dans le film. J’ai réussi à obtenir quelques tous petits moments juste pour la caméra au moment d’un court filage juste avant la première du spectacle. Glanant tout ce que je pouvais le plus rapidement possible. J’avais aussi obtenu d’Elise qu’elle me consacre un peu de son temps le lendemain du spectacle. Nous avons imaginé toutes les deux des séquences supplémentaires qui pourraient me servir au montage. J’avais aussi convaincu Jésus, le beau chanteur qui avait accepté pour moi d’interpréter un air de Carmen, qui n’apparaissait pas du tout dans le spectacle de Julie. C’est ensuite à la table de montage que j’ai fabriqué le film. Décidant d’en faire un objet curieux, un petit opéra de chambre, expérimental, un peu fou, exagéré, comme l’est l’opéra, tragique et exagéré dans lequel les passions sont exacerbées. Un film libre et personnel, à partir du spectacle de Julie. Une sorte de Godard gai, comme me l’a dit une de mes amies quand elle a découvert le film ! Julie a été très surprise et touchée par le film.
 
 
Le film-danse aurait deux aspects : le document et l’expression, autrement dit, la captation vidéo de spectacles et l'œuvre cinématographique traitant de la danse. Que pensez-vous de ces deux natures en tant que cinéaste ? Comment positionnez-vous votre travail ?
 
J’aime faire les deux, à la fois réussir à capter le plus fidèlement possible l’œuvre d’un artiste mais aussi m’autoriser quand la voie est libre une réinterprétation plus personnelle de l’œuvre. Dans le premier cas l’exercice me demande moins de travail, mais me permets de rencontrer de nombreux chorégraphes avec lesquels je noue ensuite des liens plus ou moins forts. Au fil des différentes captations que j’ai faites, j’ai pu rencontrer des gens formidables comme Medhi Walerski, Maud Le Pladec, Emmanuel Gat, Sharon Eyal, Alessandro Sciarroni, Rachid Ouramdane…
Je n’en reviens toujours pas d’avoir travaillé avec Anne Teresa de Keersmaeker à plusieurs reprises à l’Opéra de Paris, elle que j’admire tant, et qui a fait avec Thierry de Mey, des films de danse extraordinaires. Et puis il y a Yoann Bourgeois, avec qui j’ai tissé une amitié très belle depuis que nous nous sommes rencontrés sur la captation de « Celui qui tombe » et avec qui j’ai par la suite réalisé ce film Les Grands fantômes.
 
 
Ce qui est impressionnant, c’est que vous parsemez vos films de citations littéraires ou philosophiques. Quel place les mots occupent-ils dans vos œuvres ?
 
C’est vraiment avec Let’s Dance an Opera que j’ai commencé à trouver mon style cinématographique composé de musiques et de mots, qui retentissent eux aussi comme une musique. Je trouvais que les images sans textes ne se suffisaient pas et qu’il fallait leur ajouter une dimension pour rendre le film plus intéressant. Au fur et à mesure de mes recherches je me suis concentrée sur les textes de Paul Valéry, Philosphie de la danse mais aussi sur son texte sur l’architecture Eupalinos ou l’architecte, qui me semblaient entrer parfaitement en résonance avec le travail de Julie qui allie toujours la danse à l’architecture, s’appuyant pour ce projet-ci au bâtiment de l’Opéra de Lyon restructuré par l’architecte Jean Nouvel.
Ensuite j’ai continué à faire des films plus intimes autour de gens de ma famille toujours avec une forte dimension littéraire en utilisant beaucoup le procédé de la voix-off.
Pour Les Grands fantômes, Yoann m’a tout de suite parlé de ce texte magnifique, Un poète l’a dit de Charles Peguy, qu’il n’avait pas pu utiliser lors de son spectacle au Panthéon à cause de l’acoustique trop réverbérée dans laquelle le texte devenait inaudible. Une aubaine pour lui de pouvoir l’intégrer au film, je décidais non seulement de le garder comme il l’avait imaginé en préambule mais de le faire revenir comme un leitmotiv enivrant sur l’idée du monde en perpétuel mouvement. Je proposais également à Yoann d’ajouter le passage de l’évanouissement extrait de la deuxième Rêverie du promeneur solitaire de Rousseau qui s’avérait être un de ses textes de chevet et qui faisait écho à sa recherche du fameux point de suspension.  J’ajoutais également un texte de Victor Hugo lui aussi inhumé au Panthéon, extrait des Proses philosophiques sur son observation de la lune à travers une lunette astronomique et dont les mots renvoient directement à la dimension cosmique du film.
Je ne m’arrêtais pas là, et proposais de créer un dialogue entre un homme et une femme incarnée par Yoann et par moi décidant de lui murmurer comme à l’oreille les paroles traduites des lieder de Schubert qui accompagnent le film du début à la fin, ajoutant une dimension amoureuse au film.
Chanson triste, mon film suivant qui raconte une histoire entre une chanteuse lyrique et un réfugié afghan est lui aussi porté par une voix-off continue.
 
 
Vous avez étudié le chant lyrique parallèlement le cinéma. Est-ce que cette expérience musicale influence sur vos films ?
 
La musique est primordiale dans mon approche cinématographique ; j’aime autant la musique que le cinéma, et ne peut pas envisager de faire un film sans elle ! Un jour j’espère réussir à faire une vraie comédie musicale, chantée du début à la fin, comme dans Les parapluies de Cherbourg.
 
 
Au vu de vos travaux, tels que Les grands fantômes et les deux films présentés à cette édition, vous n’avez pas seulement regardé le corps des danseurs, mais vous avez capturé aussi l’espace qui l'entoure de manière soigneuse. Ce qui est le plus caractéristique, c’est le plan éloigné (wide shot) dans lequel un petit corps se place dans un grand espace. Comment saisissez-vous la relation entre l’espace et le corps ?
 
Ce sont effectivement des questionnements qui nous ont animés autant avec Julie qu’avec Yoann. Et à l’intérieur de ce bâtiment monumentale et charge d’histoire qu’est le Panthéon, on avait effectivement le loisir de montrer la petitesse de l’homme à l’échelle du monde et de l’humanité. Ce tournage contrairement à celui de la Villeneuve a été assez pesant pour moi, je pense que je me sentais justement écrasée par l’aspect gigantesque de son décor, écrasant, lourd. Heureusement cela ne se ressent pas dans le film, qui parait être tout en apesanteur.
 
 
En parlant de Grenoble, nous nous rappelons un documentaire sur les Jeux Olympiques en 1968, 13 jours en France. Compte tenu de cette histoire, le titre Après un rêve semble suggérer « après les JO » pour cette ville. Est-ce que le film de Claude Lelouch a une influence sur votre travail ? Comment en êtes-vous venu à créer ce film ?
 
Avant que vous m’en parliez, je ne connaissais absolument pas l’existence de ce film, et vais m’empresser de le voir ! J’ai vu qu’il avait non seulement été réalisé par Claude Lelouch mais aussi par de nombreux cinéastes intéressants, notamment Guy Gilles.
C’est moi qui ai donné au film son titre Après un rêve alors que le projet de Julie s’intitulait Autour du Parc.
Un titre en hommage à une mélodie de Gabriel Fauré que j’adore, et que j’ai intégrée dans le film dans une version instrumentale. Le titre me semblait très cohérent par rapport à toute l’histoire du projet de Julie basé sur les souvenirs des architectes et paysagistes désireux à l’époque de créer un lieu rêvé où des gens de toute origine sociale et raciale pourraient vivre en harmonie ;
Après un rêve, car ce rêve a réellement existé mais s’est ensuite évaporé.
Après un rêve aussi comme un espoir qu’un autre rêve soit possible un jour.